Photographe
Dans le train entre Arles et Lyon, Dimanche 17 Août 2014
18h00. Je viens de monter à Arles, dans le Corail qui relie Marseille à Lyon. J’avance dans la rame à la recherche d’une place. Dès le début de la rame, je m’arrête au niveau d’un « carré famille » au 3/4 vide. Une jeune femme seule est assise près de la fenêtre, dans le sens de la marche, ses affaires occupant l’autre place.
– « Bonjour, vous attendez quelqu’un ? »
– « Non », répond-elle d’un ton neutre.
Je m’assois en face d’elle, en diagonale, pendant qu’elle rassemble ses affaires. D’autres personnes me suivent, mais aucune ne demande à s’asseoir dans ce carré. De l’autre côté du couloir central, une mère essaie d’occuper ses 3 jeunes enfants.
Le temps que je range mes affaires, la jeune femme a fermé les yeux. Puis s’allonge sur les deux places, la tête près de la fenêtre, les jambes repliées en face de moi. De ma place, je ne vois plus son visage, caché par la tablette centrale qui sépare les deux places côté fenêtre. Je vois son épaule gauche, le début de son bras, la ligne marquée de ses hanches, et ses jambes bronzées qui dépassent de sa jupe en coton blanc. Ses pieds nus dépassent dans le couloir central. La lumière venant de la fenêtre est douce, le spectacle est délicieux. Sans personne pour croiser mon regard, je profite pleinement de ce panorama inattendu. Elle porte une marinière, dont les rayures bleues viennent à l’intersection des rayures du tissu des sièges. Cette vision vient se superposer avec le souvenir des photos de nus de Lucien Clergue, dont j’ai vu, le jour même, les deux expositions, l’une au Musée Réattu d’Arles et l’autre au magasin électrique des ateliers SNCF. La coïncidence, le même jour de ces visions de corps zébrés, m’interrogent. Puis aussitôt, l’idée de prendre une photo me vient à l’esprit. Photographier comme si je me pinçais pour m’assurer que je ne rêve pas. Renoncer à cette idée m’apparait comme une évidence. Alors, je profite encore pendant deux minutes de la scène, qui me semble durer une éternité. Puis je me plonge dans mon livre, jetant un oeil de temps à autre à ses jambes. La perspective de passer ainsi les 2h40 de trajet me semble irréelle.
Le train s’arrête dans plusieurs gares, personne ne vient s’asseoir dans le carré. Elle finit par se relever et se rasseoir près de la fenêtre. Elle baille à plusieurs reprises, puis regarde le livre que j’ai posé sur la tablette centrale.
Je lui demande à quelle gare elle descend.
– « Montélimar »
– « Pour des vacances ? »
Elle m’explique qu’elle est réalisatrice, qu’elle va, comme chaque année, passer la semaine au Festival de Lussas, un gros festival de cinéma documentaire en Ardèche. Nous parlons du cinéma documentaire, du cinéma en général, des Rencontres de la Photographie d’Arles, de la photographie,…
Le train s’approche de Montélimar. Elle regarde par la fenêtre un moment, puis reprend la conversation. Je lui demande si je peux faire un portrait d’elle. Elle accepte. C’est un peu la course pour sortir le Rolleiflex de son sac, faire les réglages. Elle regarde l’objectif, je lui demande de reprendre la pose où elle regardait par la fenêtre. Je déclenche. Elle rassemble ses affaires, nous nous souhaitons une bonne soirée. Elle descend du train. Je pense à la photo que j’ai prise et à celle que je n’ai pas prise. A mon arrivée à Lyon, je chercherai le livre « Corps mémorables » avec les photos de Lucien Clergue, les poèmes de Paul Eluard, la couverture de Pablo Picasso, et le poème liminaire de Jean Cocteau.
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